Leah Desmousseaux Leah Desmousseaux menu
Il est sans doute devenu inutile de (re)dire à quel point le développement phénoménal des technologies numériques a foncièrement transformé notre vision et notre connaissance du monde, dont la « sauvegarde » croissante semble indexée sur sa destruction progressive. L’entreprise d’archivage généralisée associée à l’accès illimité d’Internet nous permet de (sa)voir, par écran interposé, ce que d’autres yeux, humains comme machiniques, ont vu et capté (de) très loin.
À partir de cette incommensurable réserve d’images, Leah Desmousseaux constitue pour chacune de ses séries un corpus spécifique dont elle propose une relecture sensible en combinant, de manière très expérimentale, des processus photographiques numériques et argentiques associant l’œil et la main et invitant, en retour, à adopter vis-à-vis d’elles un regard haptique. Si les sources visuelles qu’elle utilise relèvent d’un régime documentaire, scientifique et figuratif (1), le grain palpable de ses images en trouble délibérément la perception. Il ne s’agit pas d’identifier ce qu’elles (re)présentent ni de les situer mais bien plutôt de se situer par rapport à elles et d’en ressentir, de près ou de loin, le caractère étrange(r) et l’épaisseur spatiotemporelle. Par l’hybridation des modes de prise de vue (2) et l’alternance des (très) petits et grands formats, Leah Desmousseaux brouille nos repères en même temps qu’elle nous incite à nous positionner et à régler notre propre point de vue / distance en regard de l’image.
C’est à partir de vues aériennes de sites archéologiques de Jordanie, de Syrie et du Soudan (3) que l’artiste a réalisé les images présentées dans l’exposition Sol à l’Espace photographique Arthur Batut (4). Ce ne sont plus des vestiges perdus dans d’immenses étendues désertiques que l’on regarde ici mais des compositions abstraites et cryptiques à l’échelle indéfinissable, comme fouettées par le sable que soulève le vent, réchauffées voire brûlées par le soleil, aussi vital que potentiellement mortel (5). Des paysages inouïs qui laissent filtrer la rumeur sourde et aveuglante d’un monde pris entre pixellisation et atomisation, conservation et ensevelissement.


(1) L’artiste a pu travailler autrefois à partir de livres illustrés, de musées d’antiquité et d’histoire naturelle mais a désormais recours à des archives scientifiques et militaires, ainsi que des images trouvées à l’aide de mots-clefs sur Google Image. Si toutes ses sources se rapportent à la civilisation humaine, la figure humaine en est systématiquement absente. À ce sujet voir "L’image sans l’homme", dir. éd. Thomas Schlesser, Les carnets du BAL #9, coédition LE BAL / Les presses du réel / Centre national des arts plastiques, 2022. https://www.le-bal.fr/publications/limage-sans-lhomme
(2) Par exemple, la photographie en macro, derrière un écran d’ordinateur, d’un zoom effectué dans une vue aérienne disponible sur Internet.
(3) Ces images sont extraites des archives photographiques de APAAME (Aerial Photography archive for archaeology in the Middle East), University of Oxford, School of Archaeology ; Armée du Levant, IFPO (Institut français du Proche Orient) ; Mission archéologique de l’île de Saï, CNRS.
(4) Rappelons qu’Arthur Batut est l’inventeur, à la fin du XIXe siècle, de la photographie par cerf-volant que l’on peut considérer comme l’une des premières techniques de prise de vue aérienne sans l’oeil humain, lesquelles se sont considérablement développées par la suite, notamment dans le domaine militaire, au fil des avancées
technologiques liées entre autres à l’intelligence artificielle.
(5) Pour l’oeuvre 32° 49’ 44’’ N 38° 09’ 32’’ E, grand tirage cyanotype jaune présenté dans son exposition, le processus de tirage photographique utilisé par l’artiste, qui ajoute à son bain de révélation une solution corrosive pour les sels de fer, incorpore les tensions dialectiques qui baignent l’existence : entre apparition
et disparition, sédimentation et érosion.


(lien vers l’article)
Avec des images sensibles et déroutantes, suspendues dans la contracture des époques et des procédés, Leah Desmousseaux présentera son travail cet automne, lors de l’exposition "Sillages photographiques", du 24 octobre au 28 novembre, à la galerie Robet Dantec sise dans les ruelles du vieux Belfort et consacrée à la jeune création.


Forence Andoka      En découvrant vos images, on a d’abord le sentiment d’une rencontre entre un monde ancien, poreux, rappelant parfois les chantiers archéologiques et une forme de dématérialisation de la matière telles qu’en présentent l’imagerie scientifique contemporaine. Comment se rencontrent dans votre pratique de la photographie l’analogique et le numérique ? En quoi la réappropriation de procédés anciens fait-elle sens aujourd’hui ?


Leah Desmousseaux      Ma pratique de la photographie prolonge mon expérience sensible des lieux de mémoire minérale que je traverse. C’est dans l’espace-temps de gestation de l’image, dans le processus même de sa fabrication, que je cherche à retrouver les impressions que laissent en moi sites archéologiques, musées et archives. Grâce à leur support physique, à la fois durable et fragile, ces traces de langages anciens nous portent l’écho lointain de leur message fait de subsistance autant que d’oubli. L’image photographique est un moyen d’enregistrement qui redouble le phénomène de l’empreinte, physique et psychique. Elle est à la fois véhicule corporel et de nature évanescente, absence et présence… L’exploration de la matière de l’image me permet un cheminement à la fois visuel et intérieur, et donne lieu à un ensemble de paysages désertiques — réceptacles de cette errance. Dans mes derniers travaux je mêle les outils digitaux et analogiques afin de faire passer l’image par des états successifs de matérialisation et de dématérialisation. Il en résulte une stratification des processus d’apparition générée par cet enchevêtrement de techniques : celles-là mêmes qui traversent l’histoire de la photographie. Les procédés anciens, comme le cyanotype, me permettent cette relation empirique et manuelle à l’image, ainsi que la lenteur nécessaire au déploiement de cette expérience. Aujourd’hui les images prolifèrent et circulent à une vitesse telle qu’il devient difficile de digérer les informations qu’elles portent. Leur message peine à imprimer notre mémoire, qui perd une forme d’épaisseur. La réapparition des procédés archaïques sur la scène de la photographie contemporaine est-elle une réaction à cette nouvelle temporalité du regard ? C’est une question qui anime les civilisations depuis toujours, mais avec la dématérialisation des données et donc de la mémoire, c’est une époque qui vit peut-être plus qu’auparavant la crainte de sa disparition.


FA      Des gouffres, des grottes, un désert rocheux, on ne sait pas. Qu’en est-il de cette tension entre abstraction et figuration ? Est-ce peut-être là ce qui engendre ce sentiment de vide, de perte de sens et aussi une forme de mélancolie ?


LD      Les motifs du paysage et du vestige sont au cœur de mes images. Je me demande souvent si la photographie, qui se définit par le lien indiciel qu’elle entretient avec son modèle et dont elle redouble l’apparence, peut vraiment être abstraite… Le trouble dont vous parlez provient de la manière dont mes images, à force de manipulations, s’émancipent du caractère mimétique de l’empreinte pour faire advenir au visible des choses qui n’y étaient pas. Comme dans le rêve leur visage est mouvant, indécis, elles ouvrent un espace que l’œil investi de son imaginaire propre. Cette rupture d’avec le référent originel, qui perturbe nos attentes « illustratives », provoque une forme de « défiguration » de l’objet du regard. Paysages surgis d’ailleurs, mes images deviennent le lieu d’une exploration à la fois visuelle et intérieure où les indices du réel sont à décrypter, à retracer, et où la quête de sens se débat en effet avec une sensation de profond silence. Peut-être ce sentiment de vide et de mélancolie tient-il du fait qu’à la source de ces images il y a les objets de notre patrimoine culturel. Décontextualisés et déformés, ils se trouvent comme privés de leur langue maternelle. C’est donc leur signification qui se trouve disloquée et, avec, la part de notre identité qu’elle représente.


FA      Votre travail parle aussi de l’archive et de l’échelle. Certains titres composés de chiffres semblent des données géographiques. De quoi sont nées les images que l’on découvre aujourd’hui ? Comment sont-elles liées les unes aux autres ?


LD      Les travaux présentés dans mon exposition personnelle à la Galerie Robet Dantec sont autant d’étapes d’un voyage immobile entreprit il y a environ un an, mais dont les premiers négatifs sont archivés depuis plus longtemps encore dans mes classeurs. C’est en explorant le site antique de Palmyre via Google Image que ce voyage a commencé : naviguant sur ce flot visuel, j’ai photographié à l’argentique et directement sur écran d’ordinateur des fragments de ces images, pour ensuite re-photographier encore des détails au sein de ces négatifs — comme on plongerait toujours plus profondément au travers d’une brèche ouverte sur l’imaginaire. De ce voyage est né un ensemble de tirages au cyanotype. Deux échelles d’images se confrontent dans l’espace d’exposition : un polyptyque grand-format, et une série de miniatures. Le premier est une image dont le corps a été agrandi, fragmenté, puis lentement recomposé — elle ouvre un espace bleu immersif traversé d’une grille, qui permet au regard de sillonner les vestiges de cette image semblable à une peau où s’entrelacent grain argentique, grains de sable et trame de pixels. Face à l’expérience océanique, presque fœtale, que provoque cette image, les miniatures opèrent un retournement de point de vue sur le paysage en proposant un rapport d’intimité né de l’éloignement plutôt que de l’enveloppement. Semblables à des œilletons desquels il faut s’approcher pour regarder au travers, elles montrent différents angles d’un lieu inlassablement parcouru au rythme de la lumière et des variations chromatiques (obtenues par virages chimiques) qui se posent sur ses reliefs.


FL      On a beaucoup parlé ces dernières années de l’artiste-éditeur, bien que vous utilisiez notamment des images réalisées par d’autres, je n’ai pas le sentiment que votre geste corresponde à cette étiquette. Que dire de cet aspect de votre démarche ? Qu’est-ce que cela signifie de recycler une image dans un monde arrivé à saturation ? Est-ce l’impulsion qui ouvre votre créativité ?


LD      L’impulsion à l’origine de ce travail c’est le désir de voyage, le désir d’ailleurs et de lointain. Choisir de travailler à partir d’images issues d’internet et réalisées par d’autres est moins une réflexion sur l’acte d’éditer des images dans un monde déjà saturé par elles, qu’un simple moyen d’explorer un site inaccessible. Comment faire l’expérience intime d’un lieu où je n’ai jamais mis les pieds ? Comment rendre tangible un paysage impalpable et me le rendre présent malgré son éloignement ? Le voyage se fait avec la fabrication de l’image. L’enchâssement d’étapes par lesquelles se déploie mon processus de création s’assimile aux nombreux détours d’un labyrinthe, aux escales qui rythment cette traversée de désert. Manipuler ainsi l’image est une manière de nouer cette relation d’intimité avec ce lieu absent et de lui offrir un espace où s’incarner. L’expérience que je propose ne nécessite pas d’identifier Palmyre, car c’est tout un archipel d’images enfoui dans notre imaginaire de l’ailleurs que je convoque, et non un site archéologique en particulier. Pourtant, Palmyre n’est pas un choix anodin. Emblème de la cohabitation des cultures occidentales et orientales, site millénaire classé au patrimoine mondial de l’Unesco, Palmyre et son tissus mémoriel ont vécu une terrible déchirure en 2015 en devenant le théâtre de l’idéologie de Daesh. Depuis, l’image digitale est au cœur des enjeux de conservation de son histoire. Numérisation systématique des archives, récolte massive de témoignages photographiques, créations de photothèques en ligne, reconstitutions et impressions 3D démultiplient son visage de manière exponentielle. Cette sorte d’arrachement du site à sa matrice physique originelle (qui permet cependant de continuer à le faire exister pour le plus grand nombre) soulève les questions de l’artefact et du fac-similé qui, dès l’apparition de l’archéologie au 19ème siècle, signent le concept même de ruine — figer l’action du temps pour conserver sa manifestation sous forme de décor, dans un équilibre étrange entre organicité et conception culturelle de la mémoire.



Pauline Weber      Dans ton travail de la photographie, tu remets au goût du jour le cyanotype, cette technique ancienne inventée en 1842 par l’astronome et scientifique J. F. W. Herschel par laquelle on obtient un tirage photographique bleu cyan. Qu’est-ce qui te plaît dans ce procédé ?


Leah Desmousseaux      J’ai découvert le cyanotype alors que je transitais entre mon apprentissage de la peinture et mon intérêt naissant pour la photographie argentique. J’ai tout de suite été fascinée par ce procédé artisanal, par le fait qu’il s’agisse d’une chimie photosensible liquide appliquée au pinceau sur papier dessin, ce qui permet des résultats colorés très picturaux proches de l’estampe ou de l’aquarelle. Je l’ai utilisé comme un moyen d’interroger la matière de l’image. Durant la réalisation d’un tirage au cyanotype, l’image manipulée traverse diverses transformations avant de revêtir son apparence finale, ce qui nous plonge au cœur de son processus d’apparition. C’est ce dialogue temporel et physique qui m’a conduite à m’investir dans la réalisation de grands formats pouvant envelopper l’entièreté d’un corps humain, et dont le processus même dissèque, grossit et déforme le corps
de l’image.

PW      Parle-moi de ton univers, de tes influences.

LD      J’ai un attrait certain pour tout ce qui dépasse la temporalité d’une vie humaine (mais aussi sa vision) par son archaïsme, que ce soient les vestiges archéologiques, la lente transformation interne des minéraux, les corps célestes, les mythes et croyances ancestrales ou encore les langues mortes. Je m’intéresse particulièrement aux traces laissées par l’homme qui témoignent d’une tentative de relation au cosmos et au temps, et à la manière dont le paysage et le minéral sont sculptés par des reliefs imaginaires reflétant des conceptions d’un au-delà, comme dans le cas des nécropoles… Ce qui m’émeut, c’est l’assujettissement de ces inscriptions même à l’érosion aveugle des éléments et du temps, leur inévitable retour à l’informe.

PW      Comment s’articule ton processus créatif ?

LD      Cela commence toujours par une expérience sensible et physique d’un lieu que je traverse et où je réalise mes clichés argentiques.
 Je voyage à la rencontre de lieux de mémoire minérale : musées d’antiquités, sites géologiques, parcs archéologiques, etc. Dans mes assemblages, je cherche à mettre en relation différentes échelles de temps et d’espace et à troubler leur frontières. Je traduis mes sentiments liés à l’expérience de ces lieux par une imagerie paysagère fantasmagorique, où la matière chimique de l’image devient le terrain d’une exploration technique qui rejoue des processus de fragmentation, d’arénisation, de transformation de la matière.

PW      Pourrais-tu me décrire une pièce que tu présentes et dont tu es particulièrement fière ?

LD      43° 40’ 04" N, 101° 31’ 29" E est mon premier cyanotype grand format. C’est un travail à la croisée des techniques digitales et analogiques qui pousse plus loin cette exploration de la matière et des échelles de l’image que je ne l’avais fait auparavant. Agrandie, fragmentée puis recomposée, cette image bleue ouvre un espace pictural trouble et immersif. Le regard y navigue au travers d’une grille d’observation, pouvant évoquer celle du carroyage archéologique ou du découpage fictif des cieux et océans, à laquelle se confrontent les vestiges d’une image atomisée en un étrange tissu entropique, fruit de l’entrelacs des différents subjectiles utilisés (sels d’argent, pixels, bruit, trame et grain du papier).